C’est plus fort que moi, je
passe du rire aux pleurs, sans raison apparente. Cela déconcerte les uns et
fait rire les autres. Je suis double, produit d’une multiplication hasardeuse…
Pendant mes jeunes années, ma
mère a veillé sur moi, m’entourant un peu trop. J’étais un fils unique,
parfait, docile, petit singe savant aux bonnes manières. A L’âge adulte, j’étais
entouré d’amis. J’aimais les femmes bien que ma misogynie rampante m’ait
empêché d’en épouser une. J’ai eu des liens étroits avec des dames de petite
vertu. J’ai longtemps géré un réseau de call-girls et pas des moindres. Le
genre pour VIP.
Sinon, je me faisais mon
cinéma. Je veux dire que j’avais un petit cinéma de quartier avec une bonne clientèle.
Rien à voir avec le sexe. C’était plutôt art et essai. Je me plaisais bien dans
ce contexte. J’oubliais vite la médiocrité du miilieu de la prostitution et la
violence qu’elle pouvait engendrer. D'un autre côté, j’aimais me vautrer dans
le stupre et le luxe de mauvais goût. J’allais traîner au « Blue
Bird », endroit peu recommandable où se mêlaient trafiquants et prostitués des deux sexes.
Aujourd’hui j’ai soixante ans.
Les copains commencent à battre de l’aile, certains ont disparu, d’autres
soignent leurs maux, d’autres fanfaronnent autant qu'avant. Ils se donnent rendez-vous
dans dix ans... Hélas la vie
se charge de faire évoluer les plus récalcitrants, ceux qui sont attachés à
leur passé, ceux qui font de leurs habitudes un credo, ceux qui n’aiment pas
l’inconnu, ceux qui restent chez eux, ceux qui parlent en
connaissance de cause. La liste peut encore s’allonger…
En évoquant le rite immuable
des habitudes, je me souviens d’un type, l’un de mes meilleurs clients, assidu
et prévisible, qui demandait toujours la même fille ! Il prétendait
ressentir les prémices de l’amour. J’eus l’idée de créer un service à la carte.
Cela me sourit et l’argent pleuvait. Tant et si bien que j’eus recours aux
comptes bancaires numérotés, échappant
ainsi au fisc. Ce furent mes meilleures années. Le cinéma était florissant.
Mais je résistais à la tentation d’agrandir ma salle. Les multiplex
commençaient à se développer. J'entretenais avec mes cinéphiles des relations passionnées. Ainsi
l’art compensait le commerce du sexe.
Par la suite, j’inaugurai un
club privé érotique aux multiples tendances. L’abonnement premier offrait tous
les services. Ensuite venaient les abonnements particuliers, ceux avec quelques
options et enfin, le seul, l’unique celui qui prétendait dispenser de l’amour
véritable, un attachement de longue durée, une illusion amoureuse, un désir
d’enfant, un leurre déguisé en réalité.
Certains de mes clients
succombèrent à ce traitement de faveur et se virent contraints de verser une
dot faramineuse. J’avais développé aussi le service des coaches et toute
l’intendance indispensable à l’organisation d’un grand mariage. Pour autant,
prévoyant certaines difficultés, mes avocats préparaient les conventions entre
époux afin que les procédures de divorces ne présentent aucune faille et
protègent les intérêts de mes employés et par conséquent les miens.
J’étais le roi du pétrole.
Chez moi, tout rutilait. J’avais fait installer des robinets en or, mes plafonds
étaient felliniens, vastes fresques, scènes de la « Dolce Vita »,
partout les portraits de mes stars préférées, une salle de projection, un
sauna, une piscine chauffée, un
auditorium. J’adorais la grande musique. Je fis venir, pour ma clientèle
huppée, des ténors renommés. Ainsi je baignais dans l’Art avec un grand A.
Jusqu’au jour où la
schizophrénie l’emporta sur la mégalomanie. Mon double était jaloux. D’une
jalousie maladive. Il prétendit qu’il était spolié. Je perdais peu à peu le contrôle. Des phénomènes
hallucinatoires s’emparèrent de moi. Je vis les gens sous leur vrai jour. Ceux
que je croyais être des amis et que je recevais chez moi, au titre de
l’abonnement premier du club, se mirent à me vilipender, enfin bref, ils
crachaient dans la soupe. J’eus les polyvalents sur le dos. J'arrêtai petit à
petit mes diverses activités.
Ne perdura en définitive que
ma salle de cinéma. Je visionnais des tas de films. La programmation fut
bientôt terminée. Je pouvais m’absenter en toute tranquillité. Il me restait ma maison normande. J’y établis mes
quartiers. Je me donnais l’apparence d’un
retraité paisible venu s’oxygéner et écrire. Je me baladais dans tous
les sens en vélo, mes carnets rangés au fond des sacoches.
Un jour malencontreux où je ne
pouvais trouver la paix, je me dédoublai sans m’en apercevoir. Mes doubles
discutaient entre eux, pas gênés du tout, sur le fait que je ne servais plus à
rien ! Ils firent tant et si bien que je ne disposais plus de mon bon sens
qui, jusqu’ici, m’avait permis de réussir mes entreprises, quelles qu’elles
soient. Mais tout a une fin ! Je fus hanté par toutes les filles que j’avais enlevées pour
faire fructifier mon commerce illicite. Bien sûr j’avais utilisé des sbires de
tous acabits et j’avais les mains propres. Aucun crime, aucune torture n’eurent
lieu à ma connaissance dans mon organisation. Je savais néanmoins que j’étais
coupable de proxénétisme. L’un de mes doubles porta plainte contre moi. A la fin de mon procès, le jugement tomba
comme un couperet : Je récoltai dix ans.
Je me mis à rire comme jamais
je n’avais ri. Puis les larmes vinrent et je pleurais de tout mon cœur.
Je restais fidèle à moi-même.
Jean qui rit, Jean qui pleure…
Anne STIEN
Copyright
20/12/2014
Ce texte a reçu les commentaires suivants sur le blog Récits et Réflexions de Monique Douillet
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