Lorsque
je poussai la porte de l’immeuble, ma respiration se bloqua. Je me dirigeai à
tâtons vers l’ascenseur, ne sachant pas où se trouvait l’interrupteur. C’est
bien de moi, pensai-je en pénétrant dans l’étroite cabine. J’appuyai au hasard
sur l’étage désiré. Moi qui n’aimais que la lumière, j’avais envie de faire
demi-tour. Nécessité faisant loi, je continuai mon chemin de croix. J’aurais
voulu être à cent lieues d’ici.
Le
couloir du 6ème étage ne ressemblait à rien. Des portes fermées,
quelques plaques ternies, le plancher grinçant, un éclairage glauque. Des
relents de cuisine flottaient dans l’air croupi. Etait-ce bien là, ce
rendez-vous mystérieux ? J’avais dû me tromper ! Ayant passé en revue
toutes les portes, je remarquai enfin l’une d’elles, plus discrète que les
autres. On pouvait, en écarquillant les yeux, y lire sur un bristol, des
initiales en lettres majuscules, puis la mention « sonnez et
entrez ». J’arrangeai machinalement mes cheveux et m’exécutai. Le hall
était meublé de canapés en cuir noir. Sur la table basse, traînaient des
magazines people dans un désordre indescriptible. Feuilles arrachées,
couvertures manquantes, il n’en fallait pas plus pour me dissuader d’y jeter un
œil. Je tentai de localiser, dans mon sac fourre-tout, le recueil de poésie qui
ne me quittait jamais. C’était aussi un vieux remède contre le trac, affection
dont je souffrais souvent.
Un
pas lourd résonna, une porte vola contre un mur. J’étais en présence du maître
des lieux. Il ne fumait pas le cigare, n’avait pas de bedaine ni de calvitie. A
peine grisonnant, un sourire aux lèvres, il fit un geste d’accueil m’invitant à
pénétrer dans son bureau. Il y régnait un certain luxe, un peu froid. Je lui
montrai mon book, lui remis mon cv et tâchai de donner une bonne image de moi.
Il prit des photocopies, me donna un autre rendez-vous pour faire des essais.
Je lui demandai alors quel était le sujet du film et en quoi consistait ma
prestation. J’avais fait quelques remplacements, beaucoup de figurations, des
doublures. Mais jamais je n’avais encore eu un personnage, une situation, à
interpréter. Je repartis sans rien savoir, le cœur léger trouvant, sur le
moment, que je m’en étais bien sortie.
J’avais
malgré tout la vague impression de m’être fait piéger par l’étrange producteur.
Il ne m’avait pas précisé le genre du film ni le profil de mon rôle. Je me
perdais en conjectures. Et si j’avais frappé à la mauvaise porte ? Je
regagnai ma chambre sous les toits où les murs dégoulinaient d’humidité. On
était en hiver. Le poêle ne réchauffait que les courants d’air. Je bénéficiais d’un évier fendillé à tel point
que je n’osais rien poser dessus, hormis un gant de toilette. Pour faire la
vaisselle, c’était un travail d’acrobate. Le réduit sans fenêtre qui tenait lieu
de cuisine et de salle de bains était mansardé. Il fallait se courber en
permanence. J’en profitais pour améliorer le style de mes révérences. Je
répétais en effet le rôle d’une jeune provinciale frivole, gâtée et
superficielle qui s’apparentait aux précieuses ridicules.. Je partageais mes
journées entre les cours d’art dramatique, le baby-sitting et la quête de
petits rôles au cinéma en attendant la gloire. Néanmoins, je trouvais le temps
long, souffrant de mon inconfort. Je décidai de brûler les étapes et d’être
moins exigeante.
Le
jeudi suivant, je me rendis à la production pour faire les essais. Il y avait
du monde dans la salle. Des filles en majorité. Quelques jeunes garçons aux
allures de dandys patientaient d’un air faussement dégagé. Après une longue
heure d’attente, ce fut mon tour. C’était un casting
en
bonne et due forme. On me demanda de mimer des expressions différentes. Je dus
lire un court extrait de dialogue auquel on me donna la réplique. Je parlai
anglais pendant cinq minutes sur un thème libre. Enfin, je dus danser sur un
air que je ne connaissais pas. Le tout n’excédant pas un quart d’heure. J’eus
l’impression que mon essai était plutôt bien. J’ignorais toujours de quoi il
s’agissait exactement et quels étaient les acteurs vedettes. Je n’eus jamais de
réponse à ma candidature…
J’enchaînai
sur un autre casting. J’avais cru comprendre que c’était pour un film
publicitaire. Il y avait des boites de conserve à manipuler sur des étagères.
Il fallait chanter quelque chose comme « les petits pois, les petits
pois » sur un air vaguement connu. Je m’y efforçai tant bien que mal,
répétant à loisir le slogan qui me faisait bégayer de plus belle. Mais mon pas de danse et mes longues jambes
eurent l’air de plaire. On me fit recommencer plusieurs fois ma chorégraphie
improvisée. Essayer c’est adopter, me dis-je à cet instant précis. J’étais
persuadée qu’ils prendraient quelqu’un d’autre pour danser sur mon thème.
L’absence de nouvelles par la suite me démontra que je ne m’étais pas trompée.
Se
succédèrent de nombreux tests dans des secteurs divers et variés. Je parvenais
tout juste à décrocher des « panouilles », une silhouette
entr’aperçue avec plan rapproché sur mes jolis mollets. On me proposa des
dérivatifs monnayables tels que le sexe, les partouzes et les ballets plus ou
moins roses. Je ne jouais pas les timorées mais ne cédais pas à la facilité.
Pour subvenir honnêtement à mes besoins, je gardais des enfants le soir et
parfois la journée, jonglant avec mes cours. J’apprenais vite, j’avais de la
mémoire. Je n’étais pas plus laide qu’une autre, je me situai à ce sujet, dans
une moyenne honorable. Le seul bémol était mes bredouillements lamentables qui
se transformaient en bégaiements incoercibles. J’étais une grande timide. Les
cours de comédie m’aidaient à vaincre ce handicap. Une élocution appuyée, un
texte à dire, j’oubliais qui j’étais. Je devenais quelqu’un d’autre.
Incertitude
morale et précarité d’emploi sont les deux fléaux des salariés intermittents du
spectacle. Ils ne savent jamais quand on aura besoin d’eux. Il faut être
totalement disponible, ne pas faire de projets personnels, ni vacances, ni
voyages. Mieux vaut avoir le statut de célibataire.
Je
passai allègrement mon examen de fin d’année. Je fus reçue avec mention.
J’étais fière de moi. Je fêtai cet évènement dans ma chambre. Chacun racontait son histoire personnelle ou
son dernier film. On avait l’impression d’entendre toujours les mêmes détails.
Chaque tournage se ressemblait. Les potins étaient à peu de choses près
identiques. Les couples se formaient, se quittaient. Un espace-temps de
plusieurs mois, rien de plus. La vie reprenait ses droits. Retour chez soi dans
le creux de la vague. Un peu déboussolant. Je donnai alors la préférence au
théâtre. Diplômes en poches, j’envoyai des candidatures. Je me présentai
essuyant maints refus avec ou sans le sourire.
Que fallait-il faire pour décrocher un contrat ? Je traînai mes
guêtres du côté de la Comédie Française. Là aussi, échec et mat. Je multipliai
les gardes d’enfants, l’aide à la personne, souvent âgée ou handicapée. Je
passai tout mon temps à travailler dans un secteur qui ne me plaisait pas.
Petits jobs par ci, par là. Il fallait bien vivre ! Chichement, certes.
Mon poêle avant rendu l’âme. Heureusement, l’été commençait. Je me rendis à
tous les castings, prenant soin d’être informée. Beaucoup de candidats, peu
d’élus. Alors que la mauvaise conjoncture aurait dû peser sur mon état nerveux,
ce fut le contraire. Je m’aperçus que mon bégaiement s’atténuait. Il disparut
définitivement.
Mes
rêves de jeune fille s’évanouirent de la même façon. Insidieusement,
insensiblement, inexorablement. Je pris un emploi à domicile, puis deux et
trois. Je ne manquai jamais les premières ni les couturières. Je m’étais
résignée. J’étais spectatrice et non comédienne. De fil en aiguille, prise par
le rythme quotidien, la métamorphose en dame de compagnie s’accomplissait sans
que j’en eu conscience. Je lisais des textes à haute voix. Je mettais tout mon
talent d’interprète dans l’intonation si bien que je parvenais à susciter de
l’intérêt. On m’appréciait. On me complimentait.
Je
fermai les yeux un instant. Mon rêve prenait forme. Des applaudissements
discrets, des murmures flatteurs, j’étais sur la scène de mon théâtre intime.
Le rideau se fermait avec grâce puis demeurait immobile, tombant impeccablement
dans ses plis incarnats.
Je multipliai
les gardes d’enfants, l’aide à la personne, souvent âgée ou handicapée. Je
passais tout mon temps à travailler dans un secteur qui ne me plaisait pas. Petits
jobs par ci, par là. Il fallait bien vivre ! Chichement, certes. Mon poêle
avant rendu l’âme. Heureusement, l’été commençait. Je me rendis à tous les
castings, prenant soin d’être informée. Beaucoup de candidats, peu d’élus.
Alors que la mauvaise conjoncture aurait dû peser sur mon état nerveux, ce fut
le contraire. Je m’aperçus que mon bégaiement s’atténuait. Il disparut
définitivement.
Mes
rêves de jeune fille s’évanouirent de la même façon. Insidieusement,
insensiblement, inexorablement. Je pris un emploi à domicile, puis deux et
trois. Je ne manquais jamais les premières ni les couturières. Je m’étais
résignée. Je serai spectatrice et non comédienne. De fil en aiguille, prise par
le rythme quotidien, la métamorphose en dame de compagnie s’accomplit sans que
j’en aie conscience.
Je
suis celle qui soigne encore aujourd’hui, réconforte le mieux possible, celle
qui continue à faire la lecture, avec les intonations justes, comme à la scène.
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