Ce soir-là, je me sentais
guillerette. Grimpant les escaliers quatre à quatre, je cherchai, au fond du
sac fourre-tout, mon trousseau de clés. J’étais sortie tôt de l’institut privé
où j’enseignais la psychologie à des jeunes gens plein d’avenir. J’avais envie
de flâner, profitant encore du soleil embrasant le ciel. En fin de journée, je m’attelais à des tâches
prosaïques. Aujourd’hui, le repassage n’attendait plus que moi. Je pensais déjà
au thé brûlant que je dégusterai en silence. Le voyant rouge du fer à repasser
me fixerait, imperturbable et incitatif.
Dès mon entrée dans l’appartement,
je sentis que quelque chose n’allait pas. Une odeur indéfinissable m’emplit les
narines, une odeur pesante, évoquant l’absence, une odeur qui me serra la gorge
sans aucune raison apparente. Je parcourus les pièces en posant mes affaires
ici et là. Le malaise persistait. L’angoisse s’insinua en moi, me glaçant petit
à petit. Je n’avais cependant aucune
raison valable de
m’inquiéter. Ma formation avait été longue,
complétée de modules de perfectionnement, de manière à annihiler ce genre
d’appréhension. Mais aujourd’hui, elle était impuissante devant la force de mes
émotions, sentiments irraisonnés dont je cherchais vainement l’explication.
Le dîner pour deux était prêt depuis
ce matin : des travers de porcs accompagnés d’une jardinière de légumes.
Il n’y avait qu’à brancher l’autocuiseur et le tour serait joué ! Il
rentrerait fourbu et laconique, s’attablerait en soupirant, me regarderait d’un
œil circonspect, avec ce petit sourire en coin qui faisait tout son charme.
Perdue dans mes pensées, j’appuyai sur la touche « repassage ». Tout
se mit en place. Je n’avais plus qu’à positionner adroitement le vêtement. La
machine faisait le reste. Lorsque j’ouvris l’armoire pour m’emparer du linge
froissé, je faillis tomber à la renverse. Elle était vide, hormis mes propres
vêtements suspendus à des cintres fatigués. Le malaise étrange trouva à ce
moment-là sa raison d’être. Un cambriolage ? Une mission urgente ? Je
ne savais jamais où il allait, ni pour combien de temps. Mais pourquoi emporter
tant de vêtements ? Je courus jusqu’au dressing pour constater que valises
et manteaux étaient également manquants.
Je me rendis à l’évidence :
quelque chose clochait. Visiblement, le jeu de cartes était truqué. Elles
m’échappaient sans que je puisse en contrôler l’irrésistible mouvement. Me
contraignant au calme, je me connectai à la messagerie privée de son implant
audio. Une voix métallique m’informa que le propriétaire de la ligne était
occupé et qu’il ne manquerait pas de me rappeler. Je laissai un message calme
et sarcastique, en évoquant la disparition des vêtements et des valises. Je me
mis à accélérer le rythme du repassage. La machine était aussi essoufflée que
moi. Une frénésie de propreté me posséda. J’entrepris de brancher tous les
robots nettoyants. Ma corbeille à linge se vida rapidement. Je rangeai la table
et le fer et posai avec soin les vêtements et sous-vêtements encore tièdes sur
les étagères. Au
crépuscule, le téléphone vibra. Les premiers accords de guitare de la musique du film
« Jeux interdits », enregistré depuis la médiathèque satellite,
meublèrent le silence. Je décrochai et ne parvins à émettre qu’un coassement
rauque.
C’était
lui, l’homme que j’espérais, lui, le silencieux, dont j’entendais la
respiration
sifflante.
Il ne me dit pas où il se trouvait. J’étais habituée à cette manie du secret.
Toujours laconique.
- « Départ définitif.
Affirmatif. »
- « Négatif ! »
hurlai-je dans son oreillette.
Mais seul un bip bip me répondit. Il avait
déserté sur tous les plans. Facile de disparaître quand on est personne. Je
m’affalai sur le plancher. Mes larmes coulaient abondamment. Je ne tentai pas
de les retenir. Lorsque je balbutiai la commande radiophonique, une chanson
triste de Cabrel, un poète ancien, se fit l’écho de mon chagrin. Je venais de
perdre mon Mentor. J’allai devoir voler de mes propres ailes. N’étais-je pas le
point sensible, l’électron libre sur lequel on comptait ?
Le lendemain, je me rendis à la
« Piscine », celle où nageaient les meilleurs agents. A mi-voix, je
rendis compte de l’opération « Blue Bird ». Je fus promue au grade
de Mentor et pris connaissance de ma prochaine mission. Elle était ultra
secrète. Je détenais une feuille blanche à l’écriture sympathique. Après les
congratulations d’usage, je repris ma voiture. Le soleil couchant m’éblouissait.
Je fermai le cockpit lorsque, soudain, un motard, tout de noir vêtu, s’arrêta à
ma hauteur. Je vis avec stupeur le silencieux pointé sur moi. Le son dérisoire
du tir me parvint au ralenti. Je basculai inexorablement dans le néant.
Je pouvais dormir tranquille.
J’avais l’éternité devant moi.
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