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VARIATION EN LA MINEUR

Ce jour-là, je broyais du noir. Il se trouvait que j’étais une fois de plus au chômage et que mon mec m’avait laissé choir. Je n’en fus pas surprise, car je le savais égoïste et peu scrupuleux.  Ainsi, dès  la mauvaise nouvelle annoncée, il déguerpit sans demander son reste.

Assise à la table de cuisine, je maudissais le mauvais sort qui s’acharnait contre moi. L’avenir m’apparaissait cousu de fil blanc, mes projets s’effilochaient avec le temps. Sans famille, seulement ma tante Bella qui vivait dans un hameau en Aveyron, je décidai de quitter mon logement, avant de m’enliser dans les sables mouvants du surendettement. Je liquidai les quelques meubles que j’avais réussi à accumuler. Je me séparai de mon cher piano. Par réflexe, je gardai les partitions. Il ne me restait plus que la possibilité de chanter en plaçant bien ma voix. J’étudiai en particulier une variation en la mineur de Brahms. Mes doigts dansaient en l’air, faute d’effleurer les touches ivoire, voletant ici et là, allegro moderato.

Je choisis de débarquer chez ma tante à l’improviste. Son caractère acariâtre était dissuasif de toute approche affective. Comment lui expliquer ma situation ? Bien sûr, sa génération, celle des années trente, avait connu la récession, puis la guerre. De nos jours, les conflits par pays interposés, la mondialisation, le terrorisme laminaient les pays développés. Face à la marée humaine, emportée par les vagues de la misère dans un exil aléatoire, les gouvernements oeuvraient, lançant des plans de lutte contre la faim et la précarité. Ensemble, ils influaient sur les pays émergents pour favoriser les techniques de lutte contre la désertification et la famine.

Je me souvenais de la formule du « plombier polonais » ! Cela avait déchaîné les gazettes, on en riait, on se moquait. Quelques années après, force était de constater que cette image correspondait à une réalité inquiétante. Pour augmenter leur marge qui se réduisait d’année en année en peau de chagrin, les entreprises délocalisèrent dans les anciens pays satellites de l’URSS, en Asie ou en Afrique. Ainsi, au fil du temps, la production ne se fit plus qu’à l’étranger, mettant sur le pavé  un nombre incalculable de salariés.

L’idée de m’expatrier me passa par la tête. Rien ne m’attirait en réalité. Bref je me trouvais dans de sales drap et en train de filer dun mauvais coton ! L’accueil probablement grincheux de la tante Bella commençait à me saper le moral. Tout en remuant ces pensées peu amènes, j’ouvris ma messagerie out look. Une kyrielle de mails publicitaires s’accumulait dans ma rubrique « messages indésirables ». Je décidai de faire le ménage, faisant ainsi place nette. Pendant que je supprimais les spams, un message arriva dans ma boite de réception. Le fait étant peu fréquent, ma curiosité se mua en perplexité lorsque je découvris le nom de l’expéditeur. Mickaël était un ami de notre couple, enfin ex-couple formé avec le salaud qui s’était fait la malle. Au fait, ce lâcheur, cet ingrat s’appelle Mathieu, tout le monde l’appelle Mat.

En réalité se profilait devant moi un week-end morose. J’eus la faiblesse de répondre par l’affirmative à Mickaël. Il m’envoya un courriel aussitôt et m’assura qu’il serait heureux de profiter de ma présence. Il m’invitait au restaurant. Cela me parut extravagant mais je me dis qu’il devait connaître les prix. Pour la forme, je me fis un peu prier, puis j’acceptais, soulagée de cette compagnie inespérée. Si ce dernier ne m’inspirait rien, j’éprouvais toutefois un sentiment de liberté. Celle de sortir avec n’importe qui, celle de penser ce que je voulais, enfin celle de m’étourdir comme je l’entendais.

Dans ma prime jeunesse, j’avais rêvé d’embrasser une carrière diplomatique. Fascinée par les nouvelles de Somerset Maugham, au cours desquelles les dames jouaient au Majong  et les hommes discouraient au salon de sujets importants à leurs yeux, en fumant d’énormes cigares malodorants, je m’imaginais seule, mutée dans une ambassade, aux confins d’un désert de sable. 

Mes lectures influençaient fortement mes choix de vie. De tout temps à jamais, mes rêves avaient eu tendance à masquer la réalité. Considérant, mon métier de journaliste à la petite semaine, essayant de rédiger un article ici ou là, et ne connaissant la plupart du temps que le chômage alternatif et les files d’attente aux Assedic, j’avais surtout envie de balayer d’un seul coup cet univers gris et monotone.

Je courus à ce rendez-vous amical.  Mickaël me reconnut, avant que je ne pose les yeux sur lui et me héla avec un grand sourire. Il avait beaucoup changé. Le style débraillé avait fait place à un genre décontracté chic. Trentenaire, bien implanté dans un créneau qui lui plaisait - acheter des automobiles de luxe - il parcourait le monde pour décider les collectionneurs à se débarrasser de leurs trésors. Son réseau de clients était cosmopolite. Il menait, en quelque sorte, une vie de globe-trotter.

Maintes aventures me furent contées avant que je réalise que je n’avais pas desserré les lèvres ! Ce fut entre la poire et le fromage que je réussis à poser la question qui tue : As-tu vu Mat récemment ? A peine avais-je prononcé le dernier mot que j’en regrettai la teneur. Voulais-je encore souffrir ? N’avais-je pas supporté les brimades, les mensonges que j’avais eu la faiblesse d’accepter ? Et en plus, j’étais traitée avec une muflerie déconcertante. Par-dessus le marché, je l’excusais en lui trouvant des tas de circonstances atténuantes. Enfance déshéritée, sans amour, ambition démesurée, tout cela étant la résultante d’un manque affectif. Il avait grandi, comme une mauvaise herbe sauvage et indomptable. Tout le contraire de moi, choyée, gâtée, entourée mais si durement éprouvée par la mort de mes parents. Ce manque est irrémédiable, un puits sans fond impossible à combler.  
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Mickaël toussa discrètement derrière sa main. Le serveur attendait notre choix en matière de desserts. Devant la gourmandise évidente de mon regard, un mille feuilles « maison » me fut recommandé. Une satisfaction intense, celle des papilles, me fit prendre mon temps. Mon vis-à-vis qui ne partageait pas les mêmes goûts, commençait à trouver que j’étais d’une lenteur affligeante. Il essayait, par tous les moyens, d’attirer mon attention pour jouer de sa séduction virile. Le combat était perdu d’avance. Ce mille feuilles était tout simplement divin.

Alors que je tentais une dernière diversion en m’absorbant dans le délicat dessin du feuilletage, Mickaël, sans préambule ni préliminaire, me fit du pied et du genou tandis que sa main pétrissait ma cuisse. Je déplorai vivement la mentalité masculine consistant à penser qu’un repas bien ordonné autorisait des privautés plus ou moins galantes.

De mon talon aiguille, je lui écrasai un orteil pendant que ma fourchette se plantait adroitement sur sa main baladeuse. La douleur le fit grimacer. J’en profitai pour m’esquiver, au bord du fou rire. La vie n’est faite que d’illusion, pensai-je en pinçant les lèvres, le temps de traverser dignement la salle à manger puis le hall de réception. Je cherchai des yeux ma vieille Fiat qui démarra en pétaradant. Je mis le cap sur mon quartier déshérité. En bas de l’escalier malodorant de mon immeuble, gisait un homme hirsute et plus ou moins inconscient. J’enjambai son corps avec indifférence et grimpai résolument les hautes marches graisseuses. J’avais un train à prendre le lendemain. Les déménageurs seraient là tôt. Il s’agissait d’un transport en groupage, constitué pour ma part de cartons de livres et de linge.

Les tristes circonstances de mon départ m’apparurent dérisoires, lorsque j’analysais les causes profondes sur lesquelles j’avais fermé les yeux si longtemps. Les escapades de Mat, son manque d’égard, son sans-gêne et le peu d’amour sincère dont il faisait preuve, de temps à autre, dans le but d’obtenir des subsides ou de satisfaire un caprice de la dernière minute, comment avais-je pu accepter de vivre de la sorte ? Je préparai machinalement mes vêtements pour le lendemain, rangeant ici et là quelques objets oubliés.

 Il était une heure du matin. C’était une nuit étoilée, un immense dôme scintillant. J’en scrutai l’infinie étendue en m’interrogeant sur l’importance de mon existence par rapport au cosmos. La réalité grandiose de l’univers m’apparut dans toute sa splendeur.

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LE PAYS DE THELLE

Les vertes collines demeurent souvenir Fécondes et riches de coutumes fières Maintes branches fleuries, entêtant élixir, Ornent certains chemins aux talus de bruyères Les sentiers en sous-bois inclinant au soupir Offrent au promeneur des virées buissonnières Dans les petits jardins frémissant au zéphyr Les amours éclosent, fleurs aux boutonnières Les lacets des coteaux avivent le désir A Gaïa de s’unir sans regret ni œillères Jusqu’à la fin des temps nimbés de plaisir Ces folles errances par l’intime loisir Enrichissent l’âme perdue en ses prières Belle plénitude d’un serment sans faillir

HYPNOSE

Prix Paul Verlaine Juin 2011 Dort mon jardin secret, la mémoire encor vive,    Un souffle me conduit, je remonte le temps, Lors de mes jeunes ans, en saison de printemps, Je flâne près de l’eau, en restant sur la rive, Un orage survient, je me sens si craintive, Mon cœur se fait tambour, chamade en contretemps, Je chute dans le lac, étrange passe-temps, Un quidam maussade déambule en coursive. Je me noie en ces eaux, fatales inerties, L’image du bonheur s’imprime en facéties, Frôlement du néant troublé par maints appels, Sauveur de nulle part, ange tant bienvenu, L’homme s’en est allé, demeurant inconnu, Parfois certaines nuits, je rêve aux archipels. Anne STIEN    

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