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LE SAMOVAR






Autour de moi s’alanguissaient quelques femmes oisives, seulement préoccupées de leur toilette et du bridge de fin d’après-midi. Ma mère, de nature exubérante, riait très fort en renversant la gorge et faisait des mines derrière son éventail. Ses bracelets dansaient sur ses avant-bras. Ces dames formaient une petite communauté féminine composée de membres issus du même milieu social. Cela aurait été très mal vu de fréquenter en dessous de sa condition. Aussi les cercles amicaux étaient-ils très fermés. Ce n’était que bavardages, médisances et rivalités de train de vie. On n’avait de cesse d’exhiber la robe dernier cri ou le chapeau tendance.

Lors de ces après-midi moites et intimes, je me livrais à une observation méticuleuse du comportement des joueuses. Elles complotaient à qui mieux mieux contre l’équipe adverse et s’acharnaient à gagner la partie comme si l’enjeu était d’une importance capitale. Elles avaient convenu depuis l’origine que les perdantes offriraient l’hospitalité pour la prochaine séance de bridge.

Je passais ainsi des heures à les regarder, admirant au passage un geste gracieux du bras, la façon d’arranger leurs cheveux avec de légers tapotements de la main, leurs lèvres soigneusement fardées de ce fameux rouge éclatant dont on voyait partout la réclame, "un rouge indélébile, un rouge pour le baiser". Cette évocation des lèvres dont les courbes s’incurvaient pour amorcer un baiser me troublait au plus haut point.


Comment une telle chose pourrait m’arriver un jour, moi qui n’avais que de minces lèvres closes volontairement pour cacher la perte de mes incisives, arrachées comme il se doit, avec un fil noir attaché à la poignée d’une porte. Moment atroce où la dent résistait, vrillant la gencive d’une douleur aigüe, aussitôt suivie par la sensation d’un écoulement tiède dans la bouche. La minuscule dent de lait était alors brandie au bout du fil. Elle était nettoyée à grande eau puis placée dans une bourse qu’on glissait sous l’oreiller. Le lendemain matin, il y avait des pièces de monnaie que la petite souris aurait laissé en échange de la dent. Que diable pouvait-elle en faire ? La rongeait-elle ? S’en servait-elle en guise de couteau ? Je me perdais en conjectures et les réponses que j’obtenais à mes questions étaient très énigmatiques et dépourvues de bon sens.


Cette histoire de petite souris m’arrangeait bien à l’époque, une fois acceptée la bizarrerie de cette coutume. Mais là où ça se compliquait, c’était lors de la fête de Noël. Je tenais absolument à ma souris et de voir le père Noël emporter tous les suffrages, me mettait hors de moi. Ma préférence se manifestait bruyamment, je pleurais, je réclamais sa présence, je boudais les cadeaux. Cela dura quelques années jusqu’à ce que je comprenne qu’elle représentait un lot de consolation et de réconfort face à l’épreuve de l’extraction dentaire archaïque. Dès lors, je l’oubliais et la remisais dans le tiroir aux souvenirs. Je n’étais plus une petite fille, je grandissais physiquement et moralement. Mes jeux n’étaient plus les mêmes. J’abordais l’adolescence avec l’espoir de me perdre. Le besoin de renouveau se faisait sentir, mon corps se développait, mes goûts changeaient.

Lorsque j’eus quinze ans, j’obtins la faveur de tenir compagnie aux amies de ma mère lors de leurs parties de cartes. Je servais les plats de gâteaux secs et je versais le thé dans les tasses, cérémonial indispensable de la fin d’après-midi. L’une des invitées reposant mollement sur le canapé racontait à voix basse l’horrible aventure survenue à l'une de ses relations. La jeune fille en question était fiancée à un homme mûr, coureur de jupons et pilier de bar invétéré. Le mariage était plus ou moins arrangé par les familles. La petite jeune fille était si jolie et si fraîche, c’était un crève-cœur de la savoir promise à cet ivrogne dont les manières étaient pour le moins odieuses. Puissant homme d’affaire, il n’hésitait pas à apostropher quiconque et à le mettre plus bas que terre en public pour montrer qu’il dominait les choses et les hommes. Que dire des femmes ? Il s’en moquait et n’avait aucun respect pour elles. La petite fut tellement traumatisée par sa nuit de noce qu’elle s’enfuit pieds-nus et en chemise de nuit. On la retrouva frigorifiée et sanglotante à la porte du domicile parental alors que le personnel de maison prenait ses fonctions au petit matin. Et savez-vous ce que fit la famille de la jeune fille ?

L’auditoire était suspendu aux lèvres de la conteuse, visiblement fière du petit effet produit. Elle but lentement plusieurs gorgées de thé, choisit avec hésitation un petit four avant de reprendre son récit. Les commentaires apitoyés allaient bon train. Mais quel fut le sort final de la jeune mariée ? 

- Il fut épouvantable, assura la dame en tenant sa tasse délicatement, le petit doigt en l’air. Vous rendez-vous compte ? On dit que …


Les têtes se rapprochèrent pour entendre chuchoter la suite de l’histoire. Je ne pus ouir ce qui bouleversa à ce point le petit groupe. Un silence s’installa, meublé des bruits de vaisselle entrechoquée. Chacune plongeait le nez sur sa boisson chaude sans mot dire. Quand je leur posai la question de savoir ce qu’avait fait la jeune mariée, elles me répondirent en chœur que j’étais trop jeune, que cette histoire était trop triste et qu’elles ne voulaient pas que je l’entende.


Après le départ des amies de ma mère, je posai la question à nouveau. Elle ne voulut rien me dire. J’essayai de transposer les faits et de me mettre à la place de la jeune épousée. Qu’aurais-je fait en pareil cas ? Rien sans doute. Peut-être me serais-je résignée ? Peut-être me serais-je révoltée ? Peut-être serais-je partie très loin ? Qui sait ? Peu à peu, les réflexions qui me traversaient l’esprit prirent un tour insolent et quelque peu cynique. Je ne me reconnaissais pas. Je fixai avec effronterie la verrue de Mme Guignolet (comme l’apéritif), les ongles vernis et chargés d’horribles bagues de notre voisine, une cancanière à la langue acérée. Mes yeux scrutèrent sans pitié la plus jolie, la plus douce des amies maternelles, la belle Sonia, simple et sans chichis. Pourtant, je remarquai une tâche de naissance malencontreusement placée sur son front. De surcroît, je relevai une légère coquetterie dans son regard caressant, coquetterie voulant dire, vous savez, j’ai oublié le nom usuel, bref elle avait un œil qui disait merde à l’autre ! Je ne remarquai plus que les défauts, à mon corps défendant. Cela me désolait car l’image de mes proches et de nos amis prenait des allures catastrophiques où la laideur et la stupidité m’apparaissaient comme une tare commune. A croire que la contagion avait gagné notre sphère familiale et amicale.


Toutefois, Sonia restait ma préférée, même avec sa tache et son œil baladeur. Elle passait beaucoup de temps avec ses enfants. Parfois je les gardais le soir quand elle et son mari allaient au théâtre. Ils avaient un abonnement au Carré Sylvia Monfort. Paul était un homme blagueur et toujours en forme. Il adorait lancer des plaisanteries salaces que je ne comprenais pas toujours et l’embarras dans lequel cela me mettait, me faisait rougir jusqu’à la pointe des pieds. Ainsi il évoquait le triangle de Sylvia Monfort au lieu du carré. Allez savoir pourquoi ? En tout cas, cette fantaisie géométrique le rendait tout joyeux. Il prenait Sonia par le bras et lançait :

- Au-revoir, les petits. Amusez-vous bien !

Une fois, ils m’ont proposé de m’emmener à ce fameux triangle ou carré. A ma question concernant les enfants, il me fut répondu qu’une autre baby-sitter les garderait. J’étais folle de joie à l’idée de sortir le soir et de découvrir enfin le mystère du triangle qui ne se situait pas aux Bermudes mais tout simplement dans le 14èmearrondissement de Paris, à l’orée du parc Georges Brassens.

Malheureusement, je n’ai pas eu la permission de les accompagner, sous prétexte que mon bulletin scolaire était lamentable. 14 de moyenne, ce n’était pas si mal surtout en seconde. Il apparaissait que j’étais une élève médiocre qui se contentait de peu ! Alors je travaillais d’arrache-pied pour avoir la paix.

Au fait, je ne me suis pas présentée ! Je me prénomme Irina. J’ai des ascendants russes du côté de ma mère. Mon arrière-grand-mère et sa fille émigrèrent au moment de la révolution de 1919, à travers les pays d’Europe du Nord dévastés par la grande guerre. Mon arrière-grand-père était resté à Moscou pour liquider les affaires courantes. Mais il se fit tuer par les bolcheviques. Il ne resta de leur vie princière que le samovar que ma mère exhibait de temps à autre, à grand renfort d’accent russe exagéré. Elle prenait son air de duchesse tsariste et racontait maints épisodes de l’exode familial, au milieu des massacres et des ruines. Certains jeudi, quand elle m’appelait .«Irrrrina » avec un ton de tragédie slave, je savais que je devais préparer le samovar pour la réception de l’après-midi. Ces crises d’identité étaient assorties du vouvoiement obligatoire, avec révérences esquissées, figures que j’avais docilement apprises quand l’ambiance russe était au programme du jour ! Heureusement que je n’étais pas affublée du costume de l’époque !


En dehors de mon prénom typiquement slave, je me sentais avant tout française. En effet, ma grand-mère avait épousé un Raymond Rousseau, professeur de français et épris de philosophie, à l’instar de son homonyme illustre qu’il avait coutume d’appeler familièrement par son prénom. Ainsi tout le monde croyait qu’il descendait de la même branche, excepté les initiés qui n’ignoraient pas que le grand homme écrivait sous un nom d’emprunt ! Je l’ai oublié d’ailleurs…

Difficile de jouer les duchesses « Anastasia » ressucitées lorsqu’on s’appelait tout bêtement Rousseau. Ma mère épousa un Français bon teint du nom de Galopin, ce qui ne faisait pas franchement bon chic,bon genre. Elle n’eut de cesse d’y accoler son nom de famille et une particule, ce qui donna Rousseau de Galopin. Je me fais appeler Rousseau car la suite me donne de l’urticaire.


Je n’ai pas encore parlé de mon père. Il me manque beaucoup. Il est parti sans dire un mot. La grande Duchesse a manqué de mourir de « chagrrrrrin », clamait-elle à qui voulait l’entendre. Cette absence entrecoupée de rares appels téléphoniques me pesa au point que je me mis à voir tout en noir. Je ne parlais plus. Je me nourrissais à peine, j’étais devenue squelettique. Supporter par-dessus le marché les outrances de ma mère qui ne s’intéressait qu’à elle-même et au chèque mensuel de la pension alimentaire, devenait au-dessus de mes forces.


Je voyais mon père de temps à autre, toujours en galante compagnie, ce qui me gênait terriblement. C’était toujours de jeunes femmes très voyantes et pas très distinguées. L’une d’elles me prit en affection si bien qu’avec Sonia, elle devint ma deuxième meilleure amie. Sa liaison avec mon père ne dura pas longtemps. Il était si volage. Nous avons continué à nous voir certains après-midi lorsque je n’avais pas cours. J’ai une passion pour le Saint-Honoré. Myriam le savait et elle m’emmenait dans des endroits très chics où la pâtisserie était servie dans de fines assiettes en porcelaine. Elle semblait connaître beaucoup de monde. Je lui en demandais la raison ce qui la fit rire aux éclats. Elle sortait souvent avec des hommes bien plus âgés qu’elle et très riches. Elle m’expliqua qu’elle se faisait gâter par ces messieurs, après qu’elle se soit occupée très gentiment d’eux. Au début, je croyais naïvement  qu’elle leur rendait des services ou se chargeait de leur secrétariat personnel. Mais, quand je fus plus mûre, je me rendis compte qu’elle était tout simplement call-girl, oui mais de luxe ! Ce qui me réconfortait dans le sens où Myriam serait plus tard à l’abri du besoin. Et puis si elle était douée pour ce genre de job, pourquoi passer à côté d’une carrière honorable ? Car, si ces hommes n’étaient pas demandeurs, ce style de métier n’existerait pas ! La demande et l’offre et non le contraire ! C’est mon avis et cela n’engage que moi !


Ma vie s’écoulait ainsi un peu tristement. Je manquais singulièrement d’affection. J’étais au service de ma mère. En secret, je l’appelle « hysteric-woman », trouvant ce qualificatif plus approprié que Miléna. A tout prendre c’est toujours mieux que « Calamity Jane » ! Dans ses moments de mansuétude, elle m’attribue bien le doux diminutif de « Irrrrina-patatrrrrras ». En tout cas, je n’ai jamais laissé tombé le samovar, sacro-saint réceptacle aussi précieux que le vase de Soissons ou presque. Quoique, certains jours, je shooterais bien dedans du pied droit (j’ai davantage de force !). Mais me vient l’image de ma grand-mère Marina et ses grands yeux affectueux plein de tendresse. Pourquoi les êtres qu’on aime partent-ils avant les autres ?


Un soir après mon cours de physique - je déteste – Romuald m’aborda et proposa de me raccompagner. Il me montra d’un signe de tête son scooter attaché à un piquet. Je me sentis rougir. Alors je répondis très vite, « oui, ce serait super ! ». Je ne pus ajouter quoi que ce soit, ma voix s’était éteinte. Mes cordes vocales paralysées, je me demandais si mes jambes allaient suivre le mouvement. Elles me portèrent jusqu’à l’engin rouge éblouissant. Je coiffai un casque et m’assis derrière lui. Il prit mes mains et les mit autour de sa taille. C’est ainsi que démarra notre histoire. 

Ma mère fut ravie d’avoir un gendre potentiel (elle me rendra folle) qui s’appelait Romuald. Cela lui permettait de faire des effets de roulement de « r » à l’infini et quand elle ajoutait « Irrrrrina », on en avait pour son argent.


Je pus, grâce à « RRRRRRRRRRRomuald », sortir davantage et m’échapper ainsi de la mainmise de ma très chère Miléna, si peu mère et tellement narcissique, prenant la vie comme un théâtre permanent où les spectateurs inconditionnels se pâmeraient devant son incomparable jeu d’actrice.

La seule spectatrice désabusée et relativement fidèle, c’était moi. Je dois dire que je n’allais plus à tous les spectacles, souffrant d’une over-dose des grandes scènes hystérico-mégalo-mythomaniaques de la grande duchesse…

Le soir lorsque je poussais la porte de l’appartement sombre et tout en longueur de la rue Boileau, une voix semblant sortir du néant, s’écriait, avec cet horripilant accent slave :

- Irrrrina, ma chère enfant, est-ce toi ? Pourrais-tu m’apporter mon thé, très      chère ?

Je posai alors ma veste et mon sac et me dirigeai vers la cuisine. Le thé était un cérémonial incontournable. Je m’efforçai d’écourter au maximum les préparatifs en chantonnant un air qui me trottait dans la tête.


Levant les yeux, je contemplais par la fenêtre, les lumières tremblotantes de la ville, m’imaginant que des milliers d’êtres humains étaient distraits, au même moment, par cette perspective scintillante et que leur regard se perdait au loin en quête d’un signe que seuls, ils auraient reconnu. Mais la scène restait vide sous les feux de la rampe céleste.

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