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PASSAGE DES VERTUS

C’était une longue allée, au sol carrelé de mosaïques. Le toit était constitué d’une verrière 1900. Quelques commerces, datant de la belle époque, semblaient endormis, à l’abri de leurs vitrines surannées. En fermant les yeux, on imaginait aisément les belles des années folles, se promener nonchalamment dans ces lieux immuables.
Elle louvoyait, posant un œil intéressé sur un châle en cachemire ou guettant, avec une curiosité détachée, son reflet dans les glaces richement ornées. Elle avançait à petit pas, hésitante, l’air tendu.
Elle sortit du passage, éblouie par les rayons ardents d’un soleil printanier. Elle déboucha sur la place du Palais Royal. Un manège à l’ancienne tournait inlassablement en diffusant une musique d’orphéon, attirant les enfants aux yeux emplis de rêve. Les arcades ancestrales abritaient les trésors de la philatélie et les collections des soldats de l’empire. Les grilles circulaires aux pointes dorées à la feuille d’or rappelaient les fastes d’antan. L’emblématique Colette n’était jamais loin, entourée de ses chats innombrables. Sa présence flottait encore en ce lieu chargé d’histoire.
Elle déambulait, sans but apparent, distraite par les jeux d’enfants, croisant quelques personnalités, sans manifester le moindre intérêt. Sans cesse la même question revenait : Irait-elle ? Tout se brouillait dans sa mémoire. Patiemment, elle tenta de récapituler les faits récents qui l’avaient conduite à se compromettre avec Blanche dont la fausse distinction et le vernis culturel faisaient l’effet escompté. Et elle, Miranda, s’était  laissé séduire et convaincre de se rendre libre tous les jeudi après-midi.
Blanche ouvrit largement la porte alors que Miranda se demandait si elle allait prendre dans sa main le heurtoir représentant une femme nue dans une posture équivoque. Un homme très british sortit discrètement, col relevé et lunettes noires. Il s’éloigna rapidement à grandes enjambées. Blanche attira la jeune femme vers elle en l’étourdissant de bavardages légers. Muette de saisissement, cette dernière observait le décor surchargé de canapés croulant sous les coussins, de tableaux très suggestifs, et de tapis moelleux évoquant la fourrure animale. Elle eut envie de se déchausser. Blanche, aux aguets, l’invita à s’asseoir et lui ôta ses escarpins. Elle s’était agenouillée, tout en parlant de choses et d’autres, tandis que Miranda, l’air un peu perdu, restait passive et silencieuse. Les mains chargées de bagues aux ongles grenat se posèrent sur les genoux de la jeune femme, animées de mouvements concentriques. Cela eut pour effet de calmer son anxiété et elle détendit ses cuisses gainées de soie ambrée.
Un rire de femme émoustillée fusait de temps à autre. Derrière les portes matelassées, que se passait-il réellement ? Miranda imagina différentes scènes érotiques, fermant les yeux, gênée par le regard de braise de son amie dont l’excitation se faisait sentir davantage à chaque minute. La jupe de Miranda remontait d’elle-même, découvrant la dentelle de ses bas, liseré satiné à la frontière de l’aine. La main chaude et habile, suivit le contour des cuisses qui s’écartaient d’elles-mêmes, sans que Miranda en ait conscience. Son souffle se précipitait. Elle eut la sensation que son amie soulevait les derniers voiles masquant sa nudité et effleurait son sexe humide de ses doigts, tout en ronronnant de plaisir. Puis elle l’embrassa et s’esquiva sans un mot.
Miranda ressentit alors une chaleur nouvelle l’envahir, ses joues brûlèrent. Une larme d’inquiétude perla à ses paupières. Elle ne voulait pas croire qu’elle était là, offerte à la concupiscence masculine, de son plein gré. Et pourtant, elle avait longuement cheminé jusqu’à la porte, elle avait pris dans sa main le heurtoir évocateur, elle était entrée librement, accueillie par Blanche. Elle s’en voulait d’être là, proie facile et consentante et son innocence la troublait profondément. Ses envies secrètes, fantasmes de jeunes femmes oiseuses, l’avaient conduite jusqu’à l’antre de la débauche, idée qu’elle repoussait en se voilant les yeux. Ce n’était qu’un salon de massage érotique, après tout ! Mais elle savait, au fond d’elle-même, qu’elle dissimulait la réalité crue de l’endroit, afin de se trouver des excuses.
 Miranda était encore sous l’effet des attouchements savants de son amie, lorsqu’une porte camouflée s’ouvrit, laissant le passage à un homme masqué, portant une cape noire. L’inconnu s’approcha d’elle sans que cette dernière ne réalise sa présence. Somnolente et alanguie, elle donnait l’image d’une rosière prête au sacrifice, figée dans une sorte d’abandon virginal. Toutefois, un sourire flottait sur ses lèvres tandis que ses paupières baissées frémissaient dans l’attente du plaisir.
L’homme laissa choir sa cape et se pencha vers elle, la dénudant délicatement, sans rencontrer la moindre résistance. Son désir était décuplé par l’apparence chaste et bourgeoise de la jeune femme. Il murmurait des mots doux dans la langue ibérique car il  aimait à se faire appeler « el conquistador » et prétendait ne jamais perdre la moindre bataille amoureuse. Autant dire que le drapeau flottait toujours en haut du mât. Sa réputation n’était plus à faire. Les pensionnaires de longue date riaient de bon cœur quand il jetait son dévolu sur l’une d’elles. Cependant, ayant les faveurs de Blanche, il avait la privauté sur chaque nouvelle fille qu’il honorait en entonnant le chant des partisans.
Miranda se laissait aller, faisant mine de dormir, découvrant de nouvelles sensations. Cela avait l’air de plaire à l’homme masqué dont la moustache conquérante chatouillait le bout de ses seins. Après maintes caresses et investigations intimes, il la renversa sur le tapis moelleux et la prit à la hussarde en poussant haut son chant de guerre.
Quand elle émergea, elle était seule, seule avec ses pensées. Elle ne ressentait rien, tout était trop nouveau. Le sentiment qui prédominait était la satisfaction de n’avoir pas rebroussé chemin et d’être allée au bout de son fantasme. Des sensations fortes, elle en avait eu ! Tout d’abord, la tentation de s’enfuir avant que l’homme ne la touche, puis cette résignation somnolente et enfin les ondes de plaisir qui l’avaient parcourue. Elle balaya d’un geste le remords qui la taraudait, ne pensant plus qu’au plaisir ressenti et à la volupté qui baignait son corps.
Elle se prépara  lentement. La porte s’ouvrit sur le corridor désert. Elle espérait  voir  Blanche. Un silence cotonneux avait envahi la  maison. Il était 15 heures, peut-être prenait-elle un peu de repos ? Miranda ouvrit la porte extérieure, se tenant un instant sur le seuil. Elle avait envie de rentrer chez elle. La fatigue l’envahit tout à coup. Elle traversa les jardins du Palais Royal et remonta la rue de Richelieu.  La fontaine Molière était là, immuable. Elle y jeta une pièce. C’était le moment ou jamais de faire un vœu. Mais son esprit était embrumé au point qu’elle fut incapable de formuler le moindre souhait.
Elle continua son chemin et reprit le Passage des Vertus en sens inverse. Il lui sembla que le soleil jouait à travers la verrière, sculptant la lumière avec art. Le passage exerçait sur elle une puissante attraction et en même temps, lui ôtait toute culpabilité.
De retour chez elle, alors qu’elle accrochait sa veste dans le vestibule, un rai de lumière éclaira le tableau représentant le jardin d’Eden. Elle lui adressa un sourire de connivence et reprit ses occupations habituelles. La maison ronronnait, tout était normal et confortable.

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LE PAYS DE THELLE

Les vertes collines demeurent souvenir Fécondes et riches de coutumes fières Maintes branches fleuries, entêtant élixir, Ornent certains chemins aux talus de bruyères Les sentiers en sous-bois inclinant au soupir Offrent au promeneur des virées buissonnières Dans les petits jardins frémissant au zéphyr Les amours éclosent, fleurs aux boutonnières Les lacets des coteaux avivent le désir A Gaïa de s’unir sans regret ni œillères Jusqu’à la fin des temps nimbés de plaisir Ces folles errances par l’intime loisir Enrichissent l’âme perdue en ses prières Belle plénitude d’un serment sans faillir

HYPNOSE

Prix Paul Verlaine Juin 2011 Dort mon jardin secret, la mémoire encor vive,    Un souffle me conduit, je remonte le temps, Lors de mes jeunes ans, en saison de printemps, Je flâne près de l’eau, en restant sur la rive, Un orage survient, je me sens si craintive, Mon cœur se fait tambour, chamade en contretemps, Je chute dans le lac, étrange passe-temps, Un quidam maussade déambule en coursive. Je me noie en ces eaux, fatales inerties, L’image du bonheur s’imprime en facéties, Frôlement du néant troublé par maints appels, Sauveur de nulle part, ange tant bienvenu, L’homme s’en est allé, demeurant inconnu, Parfois certaines nuits, je rêve aux archipels. Anne STIEN    

Présentation recueil REVES D'AILLEURS

Dans ce recueil, l’auteure, Anne Stien, aborde tous les thèmes. L’amour, la passion, la haine, la violence mais aussi la vie en ce qu’elle a de plus précieux, loin des artifices et des bassesses. Tout est dit quand s’expriment l’émotion, la tendresse, l’émerveillement devant la splendeur de la nature, son éphémère beauté, tout au long des saisons.  Ainsi, s’agissant d’un poème intitulé « Le pays de Thelle », on peut lire : « Les sentiers en sous-bois inclinant aux soupirs Offrent aux promeneurs des  virées buissonnières. Dans les petits jardins frémissant au zéphyr, Les amours éclosent, fleurs aux boutonnières ». Quelques textes poétiques viennent clore ce recueil paru aux Editions Langlois Cécile sous le numéro ISBN 979-10-93510-04-0 au prix de 13 €.  http://www.editionslangloiscecile.fr