Quelqu’un
s’approcha de mon lit et s’exclama :
- La
pauvre petite, elle a l’air bien jeune, que lui est-il arrivé ?
Je
voulus répondre mais aucun son ne sortit de ma bouche. Mes lèvres étaient
closes et inertes. Je ne pouvais articuler aucun mot. Je n’entendis pas la réponse
que fit l’autre personne. Elles s’éloignèrent en bavardant. Cette question me trotta dans la tête, je
cherchais les causes de mes blessures, de quelles violences j’avais bien pu
souffrir, si c’était un accident ou bien une agression. Je ne me souvenais de
rien. Mes pensées tournoyantes embrumaient mon esprit. La fatigue reprit le
dessus et je me laissai aller dans un sommeil comateux.
Je
me réveillai en soins intensifs, ayant subi une longue intervention. Je me sentais
fatiguée et déprimée. Mon visage avait été opéré. Je souffrais de maintes
contusions. D’après mes sensations, j’avais dû subir un choc frontal. On en
était au balbutiement de la microchirurgie. J’étais abrutie de calmants.
J’avais perdu la notion du temps. J’ouvris un œil avec difficulté. La lumière
éblouissante me heurta. Je m’en protégeai tandis que je prêtais l’oreille aux
allées et venues, au bruissement continu et aux bribes de dialogues.
Plus
tard, une infirmière vint vers moi. Je devinais sa silhouette. Son visage
formait une tache claire. Elle m’annonça qu’on allait enlever la perfusion. Je
poussai un cri de douleur quand elle arracha l’aiguille. Elle tapota mon bras
en murmurant des paroles de réconfort. Puis ce fut le silence. Quelques heures
après, on me transporta en salle commune. Cela paraissait immense avec des lits
disposés en rangées bien ordonnées.
Je
me mis à réfléchir. Je tâtai mon visage à l’aveuglette. Des fils très fins hérissaient
ma peau. Je devais avoir des hématomes partout. Mon inquiétude se portait
surtout sur ma figure. Allais-je ressembler à un monstre ? Mes cicatrices
disparaîtraient-elles ? Ces
questions restaient sans réponse. Je me gardai bien de les poser au personnel
médical. J’avais peur de la vérité.
J’appris
malgré moi que ma voiture avait percuté un arbre. On supposait que je m’étais
endormie une fraction de secondes. Le choc avait été si violent que le
pare-brise avait éclaté. J’avais reçu une pluie de morceaux de verre qui
s’incrustèrent dans ma chair.
On
m’autorisa bientôt à me lever. J’étais très affaiblie. Je me dirigeai au petit
bonheur la chance, vers le bloc sanitaire. J’avais pris la précaution de me
munir de plusieurs serviettes. Ainsi, la glace piquée, accrochée au dessus du lavabo
fendillé, ne me renverrait pas le reflet
de mon visage. Je traversai ce qu’on appelait à l’époque la salle commune. Ces
quelques pas furent, pendant de longues semaines, ma seule déambulation. Il y
avait une cinquantaine de lits disposés en quinconce. Certains malades avaient
l’autorisation de sortir dans la journée. Je ne bénéficiai pas de ce privilège.
Ma
voisine de lit était compatissante et serviable. Elle avait eu pitié de moi en
observant le tâtonnement de mes mains en quête de la nourriture disposée sur
mon plateau-repas. Indépendamment des troubles de la vision dont je souffrais,
je remarquai que cette aimable personne avait, sur la face, une anomalie
extrêmement rare. Une protubérance molle
et violacée se mouvait à chacun de ses gestes, dissimulant complètement le nez.
Je n’osai lui poser la moindre question. Mon imagination me joua des tours
pendables. Je rêvais la nuit que je courais à perdre haleine, poursuivie par
des humanoïdes à trompe. Ce cauchemar récurrent dura plusieurs mois, me
laissant au petit matin, épuisée et couverte de sueur.
Chaque
jour, je la remerciais de m’aider à m’alimenter. Bien vite, je fis l’effort de
me débrouiller seule car sa monstruosité me faisait horreur. De près, je
pouvais détailler, dans un brouillard oculaire, le grain couperosé de son excroissance
nasale. Chaque mouvement l’animait et elle n’en finissait pas de se balancer
hideusement. Je fermais les yeux, prétextant l’éblouissement du néon clignotant
avec un grésillement continuel.
Le
temps s’écoulait, morose et terne, immuablement rythmé par les changements de
personnel, les heures de repas, les visites de grands patrons entourés de
médecins et d’étudiants. Je détestais
ces moments où l’on était exposé comme un phénomène à un stand de foire. Il me
semblait alors que l’on me considérait comme un cas médical anonyme dont les
fines cicatrices faisaient la fierté du chirurgien. Il s’auto-complimentait,
mettant en exergue le fait que j’aurais pu être défigurée mais que, grâce à la
microchirurgie, les dégâts étaient moins conséquents. Puis il s’adressait à ses
étudiants, détaillant sur ma peau, la technique effectuée dans les règles de
l’art. Ignorant totalement l’être humain que j’étais, j’entendis clairement que
la régénération du derme dans les sept années à venir contribuerait à une
moindre visibilité des cicatrices. Mon sang ne fit qu’un tour ! Sept ans
c’est long et j’étais si jeune ! Je sombrai dans une mélancolie aggravée
par mon état de faiblesse.
Petit
à petit, je finis par réaliser que je voyais de mieux en mieux. Ignorant
toujours mon reflet dans la glace, je passais mes mains sur ma figure,
exploration encore douloureuse. De touts petits éclats de verre remontaient à
la surface du derme. Je recueillais ces fines particules qui me faisaient
penser à une pluie de diamants. Je pus sortir un peu et marcher dans le couloir
qui menait aux ascenseurs. Cela m’apparut comme une promenade enchantée.
J’admirai les tableaux, banales reproductions d’œuvres de grands maîtres. Je
m’abîmais dans des réflexions profondes en détaillant le plus petit coup de pinceau,
celui que personne ne remarquait, mais qui donnait à l’ensemble toute sa force.
Un
après-midi, alors que je traversais le couloir pour contempler mes peintures
préférées, un inconnu me héla. Immédiatement, je fus fascinée par ses tics,
haussements d’épaules, hochements de tête. Mais ses mouvements intempestifs ne
s’arrêtaient pas là. Son bras se levait brusquement et il touchait son nez de
la main en émettant le son d’une trompette, juste une note, et le manège
recommençait, les épaules, la tête, le bras, le nez et la trompette. Je me
demandais, perplexe, d’où pouvait bien provenir ce bruit. C’est alors qu’il
m’adressa la parole. Il allait visiter une malade dans la salle commune et
ignorait quelle direction prendre.
Médusée,
je restai la bouche ouverte, essayant de reprendre pied dans la réalité et de
répondre à sa requête. Evidemment, dès que j’ouvris la bouche, ce fut pour balbutier
d’une manière confuse. Le fou rire me guettait, sournois et tentateur. Aussi,
exécutai-je quelques moulinets avec les bras en tournant sur moi-même,
indiquant une vague direction tout en luttant pour dissimuler mon hilarité.
L’infortuné visiteur en fut pour ses frais. C’est un peu dépité qu’il s’adressa
à une autre personne, laquelle sembla passer par les mêmes étapes que moi. Je
m’enfuis et regagnai mon lit où je m’allongeai en chien de fusil et feuilletai
distraitement un magazine.
Soudain,
je levai la tête, entendant des exclamations de bienvenue. Je reconnus le
musicien malgré lui. C’était le mari de ma voisine de lit. En les observant à
la dérobée, je notais que plus la trompe de sa femme remuait, plus il se
touchait le nez, si bien que j’entendais en continu le son de la trompette. Je
m’apitoyai intérieurement sur le sort du couple frappé de monstruosité. Ce mal
étrange, sans doute réactif par rapport à celui du conjoint, semblait atteindre
son paroxysme. Ils parlaient à voix basse avec une certaine animation. Cela les
rendait pathétiques. J’avais envie de les consoler et de leur assurer que ce
qui comptait réellement était la beauté intérieure. Piètre argument quand on se
sent rejeté à cause de sa différence. Je remuais ces pensées de plus en plus
profondément si bien que je basculais doucement dans un sommeil réparateur.
Une
semaine plus tard, lorsque je partis, hérissée de petits fils, le cheveu collé
au crâne, la démarche hésitante, ma voisine me tomba dans les bras et se mit à
pleurer. Mon départ la bouleversait. Elle demeurait seule face à son triste
sort avec la perspective d’autres interventions chirurgicales et des doutes
quant à leur réussite. Je m’en allai, le cœur gros, me retournant une dernière
fois, avec un signe de la main en guise d’au revoir.
Les
années ont passé. Quand je contemple mon visage parfaitement reconstitué, je
pense à elle, à sa souffrance et à sa bonté. Cela m’amène à relativiser toutes
choses, en me remémorant ces jours d’antan dont elle est la singulière héroïne.
FIN
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