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LE BONHEUR DU JOUR


Je m’appelle Yves mais tout le monde m’a surnommé Yvon ou, quand je suis en colère, Yvan le Terrible. Il paraît qu’il a existé. Il a même été tsar de Russie. Moi, Yvon, je travaille le bois. J’aime son odeur, son toucher et sa belle allure quand j’en ai fini avec lui. Il faut préciser que je suis ébéniste et heureux de l’être. J’ai la faculté d’exercer un métier où je me réalise pleinement. C’est à la fois une activité et un plaisir. En ce moment, je rénove un  meuble ancien que j’ai déniché dans le grenier poussiéreux de mes parents. C’est un « bonheur du jour », petit secrétaire destiné à la correspondance.
Cela fait maintenant près de trois semaines que je remets à neuf ce ravissant petit meuble. Il est réjouissant de voir réapparaître les nervures du bois et de percevoir son odeur. Je laisse un moment planer mes pensées et lève les yeux. Par la fenêtre ouverte, me parviennent le gazouillis des oiseaux, la sourde rumeur de la ville et le carillon de Ste Eulalie.
Je dois encore peaufiner quelques tiroirs si petits soient-ils. Le dernier est presque caché. On ne peut le découvrir qu’en se penchant en avant. Le bois a joué. Je force un peu. Enfin, dans un soupir plein d’abandon, le minuscule compartiment consent à s’ouvrir. Je retiens mon souffle. Un feuillet plié en quatre a résisté au temps. Je m’en empare aussi délicatement que possible. Le papier est si fin qu’il pourrait tomber en poussière. En le dépliant, je remarque une écriture élégante aux majuscules imposantes.

« Cher Amour,
Je m’inquiète de vous sans cesse. Vous ont-ils aussi arrêté sans aucun motif et jeté dans les sombres cachots peuplés d’énormes rats, infestés de punaises et autres bestioles horribles ? Hormis la liberté dont nous sommes privés, cela n’est rien si l’on imagine notre fin prochaine sur l’échafaud. Que nous reproche-t-on. ? Nos privilèges, notre culture, nos idées révolutionnaires ? Mais l’heure n’est plus au raisonnement politique mais plutôt aux adieux qu’il est temps de faire parvenir à nos familles.
Je vous écris à la lumière vacillante d’une bougie posée sur mon bonheur du jour qu’il m’a été accordé d’emporter dans ma cellule de prisonnière. J’ignore si mon billet vous sera remis. J’en dissimulerai l’existence grâce au tiroir secret dont vous avez imaginé l’emplacement.
Je vous embrasse de tout cœur et puis vous assurer, mon cher amour, qu’il battra pour vous éternellement. »

Suit une signature indéchiffrable.
Pas de doute sur le jour et l’année : 29 mai 1793.


L’instant est grave tant ces mots m’ont plongé dans ces années marquées par la Terreur. Cela me laisse songeur. Je relis plusieurs fois la lettre. L’épistolière a-t-elle été graciée ou bien est-elle montée sur l’échafaud après un trajet éprouvant effectué en charrette sous les huées de la populace ?
Je me mets à faire des recherches sur cette période. Grâce à un ami, employé à la Bibliothèque Nationale, j’obtiens l’accès aux registres tenus pendant ces années sanglantes. J’identifie alors l’auteur de la lettre en soumettant sa signature à un graphologue spécialisé. Puis, ému jusqu’aux larmes, je parcours les listes des condamnés à mort de l’année 1793 et pour finir par celles des exécutions.
Manon Roland, femme de lettres et salonnière, a bien écrit ce courrier qu’on a ensuite dissimulé dans le bonheur du jour. Il s’adressait à son amant François Buzot. Manon fut arrêtée le 31 mai 1793, incarcérée successivement à la prison de l’Abbaye, à Sainte Pélagie puis à la Conciergerie. Elle écrivit son « Appel à l’impartiale postérité ». À une amie venue la voir, elle refusa d’échanger leurs tenues pour s’évader. Dans une des nombreuses lettres écrites à François Buzot, elle dit : « Je chéris ces fers où il m’est libre de t’aimer sans partage ». Elle sera jugée le 8 novembre 1793 et guillotinée le jour-même. Sur l’échafaud, elle aura ce dernier mot : « Ô Liberté, que de crimes commet-on en ton nom ! ».
Depuis cette découverte, je garde précieusement ce billet d’amour que j’ai caché en sa place initiale. Personne n’est au courant. Je ne destine pas le meuble à la vente. Il m’appartient.
Mais c’est un secret.

Anne STIEN
6 Novembre 2016












NB : Les personnages évoqués ont bien existé. Leur destin est rapporté fidèlement. Seuls le « Bonheur du jour » et la lettre d’amour sont nés de mon imagination.

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Les vertes collines demeurent souvenir Fécondes et riches de coutumes fières Maintes branches fleuries, entêtant élixir, Ornent certains chemins aux talus de bruyères Les sentiers en sous-bois inclinant au soupir Offrent au promeneur des virées buissonnières Dans les petits jardins frémissant au zéphyr Les amours éclosent, fleurs aux boutonnières Les lacets des coteaux avivent le désir A Gaïa de s’unir sans regret ni œillères Jusqu’à la fin des temps nimbés de plaisir Ces folles errances par l’intime loisir Enrichissent l’âme perdue en ses prières Belle plénitude d’un serment sans faillir