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DOUBLE JEU




 Je m’appelle Jean. Jean qui rit, Jean qui pleure…

C’est plus fort que moi, je passe du rire aux pleurs, sans raison apparente. Cela déconcerte les uns et fait rire les autres. Je suis double, produit d’une multiplication hasardeuse…

Pendant mes jeunes années, ma mère a veillé sur moi, m’entourant un peu trop. J’étais un fils unique, parfait, docile, petit singe savant aux bonnes manières. A L’âge adulte, j’étais entouré d’amis. J’aimais les femmes bien que ma misogynie rampante m’ait empêché d’en épouser une. J’ai eu des liens étroits avec des dames de petite vertu. J’ai longtemps géré un réseau de call-girls et pas des moindres. Le genre pour VIP.

Sinon, je me faisais mon cinéma. Je veux dire que j’avais un petit cinéma de quartier avec une bonne clientèle. Rien à voir avec le sexe. C’était plutôt art et essai. Je me plaisais bien dans ce contexte. J’oubliais vite la médiocrité du miilieu de la prostitution et la violence qu’elle pouvait engendrer. D'un autre côté, j’aimais me vautrer dans le stupre et le luxe de mauvais goût. J’allais traîner au « Blue Bird », endroit peu recommandable où se mêlaient trafiquants et prostitués des deux sexes.

Aujourd’hui j’ai soixante ans. Les copains commencent à battre de l’aile, certains ont disparu, d’autres soignent leurs maux, d’autres  fanfaronnent autant qu'avant. Ils se donnent rendez-vous dans dix ans... Hélas la vie se charge de faire évoluer les plus récalcitrants, ceux qui sont attachés à leur passé, ceux qui font de leurs habitudes un credo, ceux qui n’aiment pas l’inconnu, ceux qui restent chez eux, ceux qui parlent en connaissance de cause. La liste peut encore s’allonger…

En évoquant le rite immuable des habitudes, je me souviens d’un type, l’un de mes meilleurs clients, assidu et prévisible, qui demandait toujours la même fille ! Il prétendait ressentir les prémices de l’amour. J’eus l’idée de créer un service à la carte. Cela me sourit et l’argent pleuvait. Tant et si bien que j’eus recours aux comptes  bancaires numérotés, échappant ainsi au fisc. Ce furent mes meilleures années. Le cinéma était florissant. Mais je résistais à la tentation d’agrandir ma salle. Les multiplex commençaient à se développer. J'entretenais avec mes cinéphiles des relations passionnées. Ainsi l’art compensait le commerce du sexe.

Par la suite, j’inaugurai un club privé érotique aux multiples tendances. L’abonnement premier offrait tous les services. Ensuite venaient les abonnements particuliers, ceux avec quelques options et enfin, le seul, l’unique celui qui prétendait dispenser de l’amour véritable, un attachement de longue durée, une illusion amoureuse, un désir d’enfant, un leurre déguisé en réalité.

Certains de mes clients succombèrent à ce traitement de faveur et se virent contraints de verser une dot faramineuse. J’avais développé aussi le service des coaches et toute l’intendance indispensable à l’organisation d’un grand mariage. Pour autant, prévoyant certaines difficultés, mes avocats préparaient les conventions entre époux afin que les procédures de divorces ne présentent aucune faille et protègent les intérêts de mes employés et par conséquent les miens.

J’étais le roi du pétrole. Chez moi, tout rutilait. J’avais fait installer des robinets en or, mes plafonds étaient felliniens, vastes fresques, scènes de la « Dolce Vita », partout les portraits de mes stars préférées, une salle de projection, un sauna,  une piscine chauffée, un auditorium. J’adorais la grande musique. Je fis venir, pour ma clientèle huppée, des ténors renommés. Ainsi je baignais dans l’Art avec un grand A.

Jusqu’au jour où la schizophrénie l’emporta sur la mégalomanie. Mon double était jaloux. D’une jalousie maladive. Il prétendit qu’il était spolié. Je perdais peu  à peu le contrôle. Des phénomènes hallucinatoires s’emparèrent de moi. Je vis les gens sous leur vrai jour. Ceux que je croyais être des amis et que je recevais chez moi, au titre de l’abonnement premier du club, se mirent à me vilipender, enfin bref, ils crachaient dans la soupe. J’eus les polyvalents sur le dos. J'arrêtai petit à petit mes diverses activités.

Ne perdura en définitive que ma salle de cinéma. Je visionnais des tas de films. La programmation fut bientôt terminée. Je pouvais m’absenter en toute tranquillité. Il me restait ma maison normande. J’y établis mes quartiers. Je me donnais l’apparence d’un  retraité paisible venu s’oxygéner et écrire. Je me baladais dans tous les sens en vélo, mes carnets rangés au fond des sacoches.

Un jour malencontreux où je ne pouvais trouver la paix, je me dédoublai sans m’en apercevoir. Mes doubles discutaient entre eux, pas gênés du tout, sur le fait que je ne servais plus à rien ! Ils firent tant et si bien que je ne disposais plus de mon bon sens qui, jusqu’ici, m’avait permis de réussir mes entreprises, quelles qu’elles soient. Mais tout a une fin ! Je fus hanté par  toutes les filles que j’avais enlevées pour faire fructifier mon commerce illicite. Bien sûr j’avais utilisé des sbires de tous acabits et j’avais les mains propres. Aucun crime, aucune torture n’eurent lieu à ma connaissance dans mon organisation. Je savais néanmoins que j’étais coupable de proxénétisme. L’un de mes doubles porta plainte contre moi.  A la fin de mon procès, le jugement tomba comme un couperet : Je récoltai dix ans.

Je me mis à rire comme jamais je n’avais ri. Puis les larmes vinrent et je pleurais de tout mon cœur.

Je restais fidèle à moi-même. Jean qui rit, Jean qui pleure…

Anne STIEN
Copyright

20/12/2014

Ce texte a reçu les commentaires suivants sur le blog Récits et Réflexions de Monique Douillet

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