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AUSSI PROFOND QUE MES LARMES


Milena est née prématurément le 8 Août 2000. Elle semble très satisfaite d’être venue au monde de façon inopinée, deux semaines à l’avance. Déjà, elle jette autour d’elle des regards intéressés. Sans doute perçoit-elle l’ombre et la lumière, phénomènes nouveaux pour elle.

-        Milena, ma fille !

Je répète ces mots sans y croire encore. Moi, Ludmilla Pavlova, j’ai un enfant, une jolie petite fille qui a l’air bien vivante. On dirait qu’elle me ressemble, à moins que ce ne soit plutôt l’esquisse du menton de Vladimir. Et dire qu’il ne sait rien. Sous-marinier, il est actuellement en mission. Je ne le reverrai que dans quelques semaines. Il est très fier d’être mécanicien sur le Koursk, un des fleurons de la marine russe. Je n’ai pas pu avoir de contact téléphonique. Aussi ai-je envoyé un télégramme, par l’intermédiaire de l’amirauté, pour annoncer la naissance de Milena. Mais j’ignore quand il lui sera remis. Pour l’instant, je n’ai aucune nouvelle de lui.

Cependant, le fait de me trouver seule avec ma fille me procure une joie immense. Ainsi, je fais connaissance avec Milena petit à petit. Le prénom me plait. Je l’ai choisi avec Vladimir. Nous admirons tous les deux  Milena Jesenska, illustre journaliste tchèque, inspiratrice de Franz Kafka. Toute à la contemplation du petit corps installé sur mes jambes repliées, j’en examine chaque parcelle visible et ne lui trouve pas le moindre défaut. Mes pensées se tournent vers mes parents dont je garde le souvenir religieusement. Je ressens un peu de tristesse à l’idée qu’ils ne connaîtront jamais leur petite-fille. Je suis d’un doigt léger le contour de son visage en souriant. Elle sera aussi jolie que moi, me dis-je sans la moindre modestie. Les larmes me montent aux yeux tandis que Milena remue ses petits bras dans un simulacre d’approbation.

Dans la chambre, nulle fleur ni cadeau. Les murs lisses et froids à reflets verdâtres donnent à la pièce un air lugubre. Mais la joie que j’éprouve est si intense que le décor m’est indifférent. Vladimir est à 300 mètres sous l’eau. Comment peut-il supporter la claustration et la promiscuité ? Chaque jour, je pense à lui à heure fixe. Il en fait autant, du moins c’est ce qu’il me dit. Je sors demain de l’hôpital et suis très fière de retrouver mon petit logement avec Milena dans mes  bras.

Je saute joyeusement du marchepied de l’antique tramway qui me ramène Poushkina Ulitsa. Moscou est écrasé par la chaleur. Le moindre coin ombragé est pris d’assaut. Les moscovites partent peu en vacances, excepté la classe dirigeante,dont les membres bénéficient de datchas sur la mer noire. Je ne suis pas envieuse, tant mieux pour eux.

Milena, ma douce petite fille, semble avoir adopté le coin chambre que nous avons aménagé, Vladimir et moi. Elle dort paisiblement, les bras en l’air, saluant une victoire, la sienne.  A un gramme près, elle aurait dû rester en couveuse. J’entrevois avec horreur ce qui aurait pu arriver, une séparation cruelle.  Elle subira simplement davantage de visites médicales, contrôles du poids, des réflexes, du maintien.

Je m’apprête devant la glace avec un certain plaisir retrouvé, relevant mes cheveux dorés en un chignon surnommé « Potemkine » tant cette coiffure est désordonnée et peu stable. C’est la mode parait-il en France. J’ai une amie qui s’y est réfugiée. Elle faisait partie du Bolchoï et a demandé l’asile politique. Vladimir ne veut pas quitter le pays. Pour lui, c’est un honneur de servir sous le drapeau. Ce serait trahir et renier son serment d’appartenance. Un sentiment de frustration m’envahit à la pensée de devoir renoncer à partir. Quitter Vladimir est au-dessus de mes forces. Je l’aime et notre petite fille adorable nous unira encore plus fort.

Milena se met à pleurer. C’est l’heure de son biberon. Tandis que je m’assois sur le lit pour lui donner sa tétée, j’allume la radio et prête une oreille distraite aux informations. Il m’a semblé entendre le nom du Koursk. Intriguée, je hausse le son. Ce n’est pas le chant glorieux que j’attendais. Le sous-marin serait en difficulté. Les nouvelles sont vagues et prudentes. Il y aurait eu un incident et le bâtiment serait en panne. Je suis tranquillisée, rien de grave apparemment. Nos sauveteurs et mécaniciens vont agir et l’incident sera vite oublié. Je me rassure comme je peux, en berçant Milena, jouissant de l’arôme du thé noir que je déguste à petites gorgées tout en admirant le samovar trônant sur la table du séjour.

Plus tard dans la soirée, j’ai branché mon vieux poste à l’heure des nouvelles. L’avarie du Koursk est évoquée rapidement. Je me dis que rien de sérieux n’est arrivé, sinon nous le saurions. Les jours ont défilé sans que j’apprenne quoi que ce soit. Le 15 Août, je suis partie passer la journée chez mon amie Irina. Son mari est avec le mien au fond des eaux. Ils travaillent ensemble dans le même compartiment. Ainsi peut-être a-t-elle eu d’autres informations ?

Je suis descendue du tramway à la station Lénine, proche du petit appartement d’Irina. Quelle surprise de voir Irina sur le quai, la mine défaite, un mouchoir tamponnant ses yeux. Elle m’apprend entre deux sanglots que le Koursk est pratiquement perdu. Les sauveteurs n’ont pas encore été envoyés sur place. Au bout de 48 heures, il est difficile d’espérer des survivants. Cette révélation m’anéantit et je m’assis lourdement sur un banc en serrant Milena contre moi.

Irina me passe son mouchoir en tissu car je pleure maintenant autant qu’elle. Je me retrouve dans une sorte de cocon où plus rien ne peut m’atteindre. Je me noie dans un déluge de larmes. Milena se met à pleurer. Nous nous serrons contre elle, petit être conçu pour le bonheur.  Chemin faisant, nous parlons d’autre chose comme pour éloigner le mauvais sort qui nous accable.

A peine la porte d’entrée fermée, Irina se jette sur la télé et met une chaîne d’informations. Le cas du sous-marin est  mentionné d’une manière sibylline. J’essaie de me détendre en jouant à la poupée avec Milena qui s’obstine à dormir à poings fermés. Irina aimerait avoir un bébé mais son mari préfère attendre. Ils sont si mal installés. En fait, ils vivent dans une pièce mansardée et souffrent de la chaleur, étant sous les toits.  Cette dernière assure qu’il est un original, vivant chez lui, sous les toits et dans le sous-marin, sous plusieurs mètres d’eau. Je ris aux éclats tandis que Irina renverse la tête et déverse, en une cascade fraîche et rieuse, son rire cristallin. Le Koursk est oublié pour un moment mais, au fond de mon cœur, l’inquiétude demeure.

Le lendemain, 16 Août, j’écoute les nouvelles à la radio. Rien de nouveau, sinon qu’il est impossible d’atteindre le sous-marin. Les russes ont demandé de l’aide aux sauveteurs internationaux. A partir de ce moment-là, je comprends que les autorités ont dissimulé la vérité. Le sous-marin a certainement une avarie grave.  L’angoisse me paralyse. Le froid s’insinue en moi. J’imagine Vladimir aux prises avec les machines en panne, dans l’obscurité et le silence. Non, non ! Je me révolte, Vladimir ne peut pas mourir. Si jeune, à peine 23 ans et il ne connaît pas encore sa fille !

Je me précipite sur le palier pour téléphoner à Irina. Celle-ci est absente. La sonnerie résonne dans le vide. Et si je me rendais à l’amirauté, peut-être que j’aurais des informations ? Je fouille dans les papiers de mon mari et trouve l’adresse. En compagnie de Milena, je me présente dans les bureaux officiels de la marine. Peine perdue, on ne peut entrer. Une foule muette piétine devant la grille dans l’attente des évènements. Le soir, ayant obtenu Irina au téléphone, nous convenons de nous présenter tous les jours à l’amirauté. L‘union fait la force.

Cela dure depuis une longue semaine. Puis l’espoir s’amenuise. Fatiguée et découragée, je ne m’y rends plus chaque jour, préférant attendre chez moi l’horrible nouvelle. Un jeudi matin, je reçois un avis officiel. Le kourks est un cercueil. Aucun survivant. Ils ont tous péri. L’enquête n’aboutira pas. Le dossier est classé top secret défense.

Dans le salon de Ludmilla, trône la photographie d’un marin au sourire juvénile.           

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HYPNOSE

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