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ARANEA



Un soir d’hiver, alors que la pluie semblait ne jamais vouloir s’arrêter, je ressentis soudain l'envie de feuilleter les albums photos de ma petite enfance. Je me posais mentalement mille questions en tenant dans mes mains fébriles les portraits de famille du temps passé.
Sur l'un des clichés jaunis, ma famille posait pour le photographe. Sans doute était-elle réunie pour célébrer une fête, un anniversaire, une naissance ou bien l'acquisition de l'immeuble se situant au 19 de l'avenue Junot. Le quartier assez populaire à l'époque, s'était petit à petit embourgeoisé. Les loyers avaient triplé. Montmartre regorgeait de touristes. Les vendanges de la Butte avaient encore le soutien des petites gens fidèles à cette tradition. La bonne question était régulièrement posée : cela en valait-il la peine ? Assurément, répondait la majorité des habitants du quartier.
Au cœur de l’immeuble, il y avait l’arbre. Celui de mon enfance, à l’ombre duquel je jouais à la poupée. En ce temps-là, je tournais  autour de son tronc rugueux avec une antique poussette, en prenant garde au soleil estival. Les branches feuillues abritaient de nombreux oiseaux qui pépiaient dès l’aube. A présent, rabougri et vieux, avec ses moignons tendus vers le ciel, il avait l’air d’un supplicié quémandant sa grâce. Pour autant, personne ne songeait à l’abattre, même si la sève printanière tardait chaque année davantage et ne donnait que quelques bourgeons.
Au 21 de la même avenue, la pension de famille « Les mimosas » avait encore la prétention d’avoir bon genre.  La maîtresse des lieux triait plus que jamais sur le volet ses pensionnaires, pour la plupart masculins. C’était plus ou moins un cercle de vieux célibataires endurcis. Les fenêtres de la chambre de Monsieur Duval donnaient dans la cour de mon immeuble. Le matin, je distinguais, derrière le verre cathédrale du cabinet de toilette, les allées et venues de ce voisin original.
 Sans nul doute la réputation des « Mimosas » n’était plus à faire, mais tout de même ! Derrière mon rideau, j’épiais cet homme pour le moins excentrique. Il était toujours pourvu d’un bocal en verre où grouillaient d’ignobles araignées tentaculaires et velues. Afin de les attraper pour en faire Dieu sait quoi, il n’hésitait pas à descendre le long de la gouttière avec une corde à nœuds. Lorsque sa récolte était satisfaisante, il remontait jusqu’à sa fenêtre largement ouverte.
 J’avais en tête cette série de crimes commis dans les années quarante, aux alentours de cette même pension de famille. Rien ne semblait sourdre de ces murs qui connaissaient pourtant la vérité. Et voilà que je surprenais cet étrange manège. Se servait-il du venin à des fins criminelles ? Peut-être était-ce un amateur d’araignées ? Mais pourquoi son incessante quête me mettait-elle mal à l’aise ? Je soupçonnais une réalité plus ou moins sordide. Cependant, je n’avais aucun élément pour prouver une quelconque culpabilité, à part ce rite nocturne inhabituel. Je quittai mon poste d’observation en me disant qu’un jour ou l’autre, je déposerai une main courante à la police. La seule objection était : quelle déclaration digne d’intérêt pourrais-je faire aux représentants de la loi ?
La fatalité voulut qu’un soir, particulièrement doux, je m’installai au pied de l’arbre. Là je méditais sur mon triste sort tout en me disant que j’étais, malgré ma solitude, une femme privilégiée puisque j’avais un toit et que je mangeais à ma faim. Mes réflexions furent bientôt interrompues par un bruit inhabituel. Monsieur Duval descendait avec la corde à nœuds, son flacon attaché à la ceinture.
Lorsqu’il m’aperçut, il me sourit, l'air absent. Alors que je l’en conviais, il prit une chaise et s’assit confortablement. Je ne pouvais m’empêcher de regarder une araignée particulièrement repoussante faire un va-et-vient incessant tout au long des parois de verre du bocal. Mon invité ne se doutait pas de ma répulsion. Il avait tout naturellement posé le récipient sur le guéridon de jardin. Bien décidée à en avoir le cœur net, je le questionnai sur ses activités nocturnes. 
Il m’apprit qu’il travaillait sur une molécule extraite du venin d’une araignée originaire d’Amérique du sud, appelée Parawixia Bistriata.  Le poison présentait des effets curatifs immédiats sur le développement des maladies neurologiques. Dans sa chambre, il élevait des souris et des araignées. Les souris précédemment atteintes de syndromes neurologiques, ayant reçu les injections d’une solution moléculaire appelée parawixin1, avaient l’air de moins souffrir et se rétablissaient d’une manière spectaculaire. Après un long silence que je me gardai bien de troubler, mon étrange voisin eut conscience de l’heure tardive et s’esquiva en me saluant à la manière japonaise, le buste penché en avant. J’étais très déconcertée par ce mystère enfin révélé.
Au 21, la pension « Les mimosas » pouvait s’enorgueillir d’avoir, parmi ses hôtes, un savant excentrique passant ses nuits à traquer les araignées pour tenter une osmose avec le précieux venin de leurs cousines d’Amérique du sud. J’étais partagée entre l’intérêt d’une telle recherche et le ridicule de la situation. Un laboratoire me paraissait plus approprié qu’une cour d’immeuble. Et pourtant, en ce lieu où les pas résonnaient jusqu’à une heure avancée de la nuit sur les pavés émoussés, il était encore possible de rêver. La porte cochère se fermait lourdement. Dans l’ombre, les branches de l’arbre mimaient une tragédie. Cependant, je souriais, nimbée du plaisir que j’avais éprouvé. 
Je quittai mon arbre, posant la main sur le tronc. Au détour de l’escalier, et sur un dernier regard, il me sembla que le chêne centenaire frémissait. Je lui fis un signe de reconnaissance, le même que celui de mon enfance lorsque je me dissimulais derrière ses branches feuillues. Alors, sans que je m'en aperçoive, l'arbre émit un long soupir.

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