Seul un vieil homme assis sur un chaise branlante regardait la montagne en fumant sa pipe. Tous les autres participaient en bandes fourmilières aux festivités d’altitude en ce début de soirée d’hiver.
Des skieurs attardés encore emmitouflés s’attablaient devant leur premier vin chaud tandis que d’autres déjà débraillés en étaient à leur énième bolée, d’un nombre imprécis que seule la rougeur des joues et des nez pouvait dénoncer. Ça sentait bon le rhum, la cannelle et les épices. Par des va-et-vient réguliers, des traineaux à calèches lumineuses et carillonnantes amenaient des hivernants guillerets.
Les plus jeunes des enfants se précipitaient aussitôt vers le manège à l’ancienne où des chevaux de bois frôlaient les bois des rennes et bizarrement côtoyaient des girafes égarées. À la fin de chaque tour, tous les bras se tendaient vers la marionnette à saisir pour gagner une entrée gratuite.
Indifférent à ce remue-manège, le vieil homme assis regardait la montagne en fumant sa pipe.
Je lui ai souhaité le bonsoir. Il ne m’a pas répondu, un peu sourd peut-être.
— C’est une belle soirée, lui dis-je en forçant ma voix.
— Oui, dit-il les yeux au ciel, ce soir-là aussi était une très belle soirée, un peu comme celle-ci.
— Ce soir-là ?
— Oui, ce soir-là et cette montagne-là.
Il me montra du bout de sa canne le plus haut des sommets fermant le cirque.
— Le pic de l’Aigle. Le destin, ce jour-là, s’était joué de moi.
J’ai compris qu’il voulait raconter. J’ai pris une chaise.
— Ce fut ma dernière course. Nous étions très amoureux et elle a insisté pour m’accompagner. Je la savais trop peu expérimentée, mais je me suis cru assez fort pour la protéger sur ces passages que je connaissais si bien. Mais la montagne en avait décidé autrement. La montagne et une foutue plaque avant qui l’a emportée avec l’avalanche.
Assis sur nos chaises branlantes, nous étions maintenant deux à regarder longtemps la montagne maudite que la lune claire détachait nettement d’un ciel noir impitoyable.
Puis d’une main tremblante et gourde, il sortit son tabac d’une poche de son blouson.
— Je ne suis jamais remonté. Je suis vivant, mais pour quoi ? Pour qui ?
Je l’ai senti accablé mais en même temps heureux de pouvoir se confier à un inconnu sans mettre à mal sa fierté de montagnard.
Il fourragea sa pipe. Derrière ses gestes rituels et maladroits, il cachait son émotion. J’en oubliai la mienne et lui offris un verre du vin de paille que nous venions d’ouvrir avec toute la liturgie requise par ce breuvage quasi divin. Il le sirota lentement en fin connaisseur et j’ai bien remarqué de nouvelles poussières d’étoiles posées sur ses yeux brillants.
C’est alors que je me suis souvenu de ce qu’il m’arrive de percevoir près de la petite chapelle blanche, bien loin de la cacophonie de la station : une petite musique légère et triste à la fois. Je monte là pour me ressourcer au spectacle de la Voie lactée, sous le fouet du grand vent froid du soir, à l’écart des pollutions lumineuses du village. Parfois je crois entendre les notes oubliées d’une sonate mais ce n’est que l’écho ténu d’un amour moribond.
Bernard Gallois
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