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UN AMOUR PLATONIQUE



Je la regarde. Elle me sourit. Sa plume court sur le papier, vive, grinçante, intarissable. Dans l’immense cheminée crépite une belle flambée. Dehors, le vent souffle. Les feuilles mortes dansent d’une manière imprévisible. A l’abri des murailles épaisses du château, je jouis d’un grand prestige. Ma vanité égocentrique naturelle me porte à croire que c’est mérité. Après tout qui refuserait d’être bien considéré ?

Je suis la plupart du temps détendu et serein. Je pense surtout à moi. Jusque-là tout va bien. Lorsque je m’intéresse un tant soit peu aux autres, ce que je constate me rend perplexe. Autour de moi, on s’agite, on complote, on intrigue… Je reste farouchement dans l’ombre, poursuivant mon chemin.

Cependant, malgré ma neutralité, rien ne m’échappe. Ni les troussages des servantes par M. le Comte sous le nez de la Comtesse, être rare, dont l’âme est si douce, mélancolique … Je m’intéresse aussi aux amours secrètes de Mlle Hortense, la fille ainée. Je l’entends parfois pleurer pendant des heures dans son boudoir. Moins fréquemment, elle s’assied à côté de moi. Je ne dis rien. J’attends. Je sais ce qui va suivre. Elle aimerait que je sois à ses pieds. Elle sait pourtant que mon amour pour la comtesse est sans failles ni lassitude. C’est ainsi. La vie est mal faite !

Quand je longe les couloirs humides du château, je me sens un peu prisonnier. J’ai envie de parcourir les petits sentiers, parfois boueux ou caillouteux. Mais je suis ici, captif de l’hiver, cette morte-saison. Les oiseaux ont émigré vers des terres moins froides. L’hibernation des plantes et des espèces a commencé. Je scrute le parc depuis la fenêtre de la tour. Le vent a fini par faiblir, les grands arbres dénudés perdent leurs dernières feuilles qui font un tapis multicolore sur l’herbe.

J’entends l’appel de la Comtesse. Elle a sûrement besoin de ma présence. Lorsque je regagne mon fauteuil dans son salon jaune, elle me sourit en me menaçant des pires représailles si je la quitte sans qu’elle le sache. Elle ajoute d’un air mutin que sans moi elle ne pourrait écrire ses contes dont elle dit que ce sont des histoires à dormir debout. Elle m’honore souvent de sa relecture à voix haute. Mon attention est la plupart du temps distraite ou vagabonde, Je ne peux m’en corriger tant l’ambiance de cette pièce me porte à la rêverie. Elle est faite pour que l’imagination prenne son envol en totale liberté ce qui facilite les improvisations et les rebondissements du récit.

Je traîne, je tourne en rond. Mes pensées vont vers ce monde cruel et primesautier. Des courants de mode passent. Tout un chacun se passionne pour telle célébrité, lui voue une adulation presque mystique. La chute arrive sous un prétexte fallacieux. On détruit ce que l’on a aimé avec la même barbarie que les jeux du cirque dans l’antiquité. Pendant que l’attention des peuples est monopolisée par des affaires fabriquées de toutes pièces dans les magazines people, les évènements auxquels il faudrait s’intéresser de près passent inaperçus. Cela s’appelle l’opium du peuple. Curieux comportement tout de même ! S’indigner pour une phrase sortie de son contexte prononcée par un personnage public alors que s’intensifient la mondialisation et l’endoctrinement dispensé par de fanatiques religieux. Je ne suis pas politologue et je n’ai pas l’intention de jouer les prophètes de malheur ! La comtesse ne s’intéresse pas aux basses manœuvres humaines. Je la contemple avec dévotion. Elle est si concentrée qu’elle m’a oublié. Si seulement j’avais son talent, je pourrais lui écrire tout ce que je ressens pour elle et bien plus encore.

Elle écrit. Sa plume court sur le papier. Parfois elle relit son texte à voix haute. Je sais qu’elle quémande mon avis, Un silence complice s’installe entre nous. Elle sait ce que j’en pense. Il suffit d’un regard. Elle a compris que j’aimais son style, ses mots aux sonorités mélodieuses et le noir dessein de ses personnages ambigus. Il faut une sensibilité presque animale pour ressentir la subtilité de son écriture. Je suis son auditeur favori. Le fauteuil jaune n’a d’autre fonction que celle de m’offrir son confort absolu tandis que je savoure, les yeux mi-clos, les caresses de ma maîtresse.

Mais voilà : je ne suis qu’un chat, un matou de bonne lignée avec juste ce qu’il faut de malignité et de perception sensorielle … Cela vous étonne ? Je ferme mes yeux obliques et me pelotonne au creux de mon coussin. La pluie frappe les carreaux embués. Je perçois les crépitements d’une grosse bûche que le feu dévore dans l’âtre.



Je pousse un long soupir, je m’étire avec langueur. Le carillon sonne. C’est l’heure du thé…


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Dans ce recueil, l’auteure, Anne Stien, aborde tous les thèmes. L’amour, la passion, la haine, la violence mais aussi la vie en ce qu’elle a de plus précieux, loin des artifices et des bassesses. Tout est dit quand s’expriment l’émotion, la tendresse, l’émerveillement devant la splendeur de la nature, son éphémère beauté, tout au long des saisons.  Ainsi, s’agissant d’un poème intitulé « Le pays de Thelle », on peut lire : « Les sentiers en sous-bois inclinant aux soupirs Offrent aux promeneurs des  virées buissonnières. Dans les petits jardins frémissant au zéphyr, Les amours éclosent, fleurs aux boutonnières ». Quelques textes poétiques viennent clore ce recueil paru aux Editions Langlois Cécile sous le numéro ISBN 979-10-93510-04-0 au prix de 13 €.  http://www.editionslangloiscecile.fr

HYPNOSE

Prix Paul Verlaine Juin 2011 Dort mon jardin secret, la mémoire encor vive,    Un souffle me conduit, je remonte le temps, Lors de mes jeunes ans, en saison de printemps, Je flâne près de l’eau, en restant sur la rive, Un orage survient, je me sens si craintive, Mon cœur se fait tambour, chamade en contretemps, Je chute dans le lac, étrange passe-temps, Un quidam maussade déambule en coursive. Je me noie en ces eaux, fatales inerties, L’image du bonheur s’imprime en facéties, Frôlement du néant troublé par maints appels, Sauveur de nulle part, ange tant bienvenu, L’homme s’en est allé, demeurant inconnu, Parfois certaines nuits, je rêve aux archipels. Anne STIEN    

LE PAYS DE THELLE

Les vertes collines demeurent souvenir Fécondes et riches de coutumes fières Maintes branches fleuries, entêtant élixir, Ornent certains chemins aux talus de bruyères Les sentiers en sous-bois inclinant au soupir Offrent au promeneur des virées buissonnières Dans les petits jardins frémissant au zéphyr Les amours éclosent, fleurs aux boutonnières Les lacets des coteaux avivent le désir A Gaïa de s’unir sans regret ni œillères Jusqu’à la fin des temps nimbés de plaisir Ces folles errances par l’intime loisir Enrichissent l’âme perdue en ses prières Belle plénitude d’un serment sans faillir